Charles Tilstone Beke
Richard Pankhurst s’est réservé l’article dédié au Dr Charles Tilstone Beke dans l’EAe[1] et donne quelques pistes illustrant l’activité du géographe en Éthiopie, ses interventions en faveur de la libération des otages et de l’expédition britannique de 1868. Par contre, il passe sous silence les difficultés que le géographe rencontre à faire valoir ses droits. Pour comprendre les études et les polémiques soulevées par Beke, il est indispensable de garder à l’esprit qu’il n’est ni un militaire, ni un politique mais bien un géographe, à la fibre commerciale certes bien marquée, un voyageur attentif, pointilleux et assurément peu commode.
Voyage de Charles Beke en Ethiopie en 1840
Entre 1837 et 1838, alors qu’il est consul britannique ad interim à Leipzig, Beke invite son gouvernement à établir une relation politique et commerciale avec le Choa[2]. Ne voyant aucune réaction, il décide de s’y rendre, ne comptant que sur les contributions de quelques amis et sur ses propres deniers. Le 15 novembre 1840, il débarque à Tadjourah. Le 5 février de l’année suivante, il entre au Choa où il séjourne jusqu’au mois d’octobre. Une de ses premières contributions est la carte de la route de Tadjourah à Ankober, datée à Angolalla du 27 février 1841 et envoyée au capitaine Haines, le political agent britannique à Aden, acceptant que copie soit faite à l’attention de la mission du capitaine William Cornwallis Harris. À Angolalla, il côtoie et profite des connaissances du missionnaire protestant allemand Johann Ludwig Krapf[3] qui, depuis son arrivée en Éthiopie en 1837, en est déjà à son deuxième séjour. Du 26 avril au 10 mai, Beke et Krapf font une excursion d’Ankober à Gédem. L’ambassade britannique auprès du negus du Choa Sahle Selassié quitte Tadjourah le 30 mai et entre au Choa le 15 juillet. À partir de cette date, il est judicieux d’écouter les griefs de Beke dans son pamphlet Abyssinia. A statement of facts publié en 1845, augmenté et réédité une année plus tard.
À peine arrivé au Choa, Harris informe Beke, dans un premier temps par son assistant principal le capitaine Graham puis personnellement, que le gouvernement de Bombay lui a donné l’instruction de le rattacher à la mission et que les rapports du géographe ne doivent plus être envoyés en Angleterre mais lui être remis. Sans surprise, Beke refuse « l’offre » mais accepte néanmoins de prêter assistance à Harris et à la mission. De nos jours, il serait entendu que l’affaire s’est terminée par un gentleman agreement. Loin s’en faut ! Beke fournit à Harris quatre mémoires[4] et participe à la rédaction de documents officiels. Le 9 octobre, une lettre envoyée par un membre de la mission au Bombay Times contient des propos outrageants : « ABYSSINIA. Letters have been received from Captain Harri’s party, whose arrival in Ankòber, the capital of Shoa, we announced some time since […]. A Doctor Beke, who was travelling for the Royal Geographical Society, had been there, but had left for Gojam and the sources of the Nile. From this person, however, we fear nothing very wonderful is to be expected, as from his total ignorance of the habits, manners, and languages of the East, few people would appear more unsuited to the task he had undertaken […]”. Avant de quitter le Choa, Beke demande son dû à Harris, qui lui offre une somme ridicule, que Beke refuse. Les querelles d’épicier n’en finissent plus, à tel point que le chef de mission le menace de ne plus garantir l’acheminement du courrier de Beke. Il est temps pour le géographe de s’éloigner, même sans moyens.
Le 19 octobre, Beke se met en route pour Dima, dans le Godjam, qu’il atteint trois semaines après le départ du Belge Blondeel. Sa lettre du 15 décembre donne tous les détails de sa route[5]. Il sillonne le Godjam de manière remarquable, en rend compte en bon géographe qu’il est et publie une magnifique carte en 1844[6]. Sans surprise, le voyageur ne manque pas de visiter les sources de l’Abaï. Le 20 février 1843, à court de ressources financières -Harris répond à l’appel au secours de Beke en lui a envoyant 10 dollars, l’équivalant de 2 livres sterling de l’époque-, il est contraint d’emprunter le long chemin en direction de Massaoua. Son récit se termine à Adoua, suite à l’accueil chaleureusement du botaniste allemand Georg Heinrich Wilhelm Schimper et de la mission catholique, tout particulièrement du préfet apostolique d’Abyssinie, le Lazariste italien Justin de Jacobis. Début mai 1843, il atteint Massaoua où il embarque pour Djedda sur le même bateau que le vice-consul français M. de Goutin. À Djedda, il rencontre Charles Johnston, de retour d’Éthiopie où il a pris part à la mission, dans ses derniers jours. Au Caire, il arrive quelques jours après le départ de Harris, Roth et Bernatz, profitant des rumeurs que leur passage a inévitablement générées. À Munich, il rejoint Roth et Bernatz avant de rentrer à Londres le 7 octobre.
De retour en Angleterre, il apprend que sa carte de la route de Tadjourah à Ankober a été déposée à la Société de Géographie de Londres au crédit de deux membres de la mission Harris : le médecin Rupert Kirk et le lieutenant Barker[7]. Après l’affront subi Éthiopie, le voilà lésé à son retour. Il proteste auprès de l’institution[8]. La suite du contentieux entre Harris et lui est minutieusement documenté dans son pamphlet. Il suffit de préciser que l’affaire est tranchée le 24 octobre 1844 par le Secret Committee of the Court of Directors of the East India Company au profit de Beke et que le capitaine promu major Harris publie la deuxième édition de son Highlands of Aethiopia avec une introduction incendiaire. Les deux hommes ne sont décidément pas faits l’un pour l’autre.
Massaoua en 1856
Selon Pankhurst, Beke tente sans succès en 1856 de mettre en place un commerce entre Massaoua et l’arrière-pays. Il ne précise pas si le géographe s’est rendu sur place mais ajoute que Beke ne réussit pas non plus à obtenir le poste de consul britannique dans ce port.
Halaï en 1866
Depuis 1864, le negusä nägäst Tewodros II retient prisonnier le consul britannique, des missionnaires protestants et des laïques. En 1866, la famille des prisonniers rédige une pétition à l’attention de l’empereur éthiopien. Charles Beke se charge d’en être le messager, pouvant compter sur les fonds octroyés par le comité Abyssinian Captives Liberation Fund. Accompagné de sa femme Emily, née Alston, le géographe débarque à Massaoua et s’empresse de transmettre la pétition accompagnée d’une lettre datée du 29 janvier[9]. Dans cette dernière, il demande à Tewodros de l’autorisation de le rejoindre. Sans réponse le 3 avril, il réitère sa demande depuis Halai. Le 4 avril, une lettre du consul britannique retenu prisonnier, Charles Ducan Cameron parvient à Beke lui annonçant la bonne nouvelle de l’arrivée de l’envoyé Hormuzd Rassam et du désenchaînement des captifs. De son côté, l’empereur lui envoie une première lettre l’autorisant à le rejoindre à condition qu’il passe par Matàmma. Une seconde lettre, en anglais cette fois, datée du 28 mai, lui demande de retourner à Massaoua en attendant son prochain message. Par la même occasion, il confirme la libération des prisonniers ce qui contraint Beke à retourner en Angleterre.
Finalement, la décision de l’empereur de maintenir le consul et ses codétenus en détention déclenchera la préparation de l’intervention de l’armée britannique en Abyssinie en 1868. D’ici là, les préparatifs iront bon train, recourant aux services, à distance cependant, du voyageur géographe. Selon les comptes de l’expédition commandée par le lieutenant-général Napier, il est dédommagé à hauteur de 500 livres sterling, sensiblement plus que les 24 livres sterling et 15 shillings de Harris !
Biblethiophile, 03.10.2024
[1] UHLIG (Siegbert), BAUSI (Alessandro) et al., Encyclopaedia Aethiopica, tome 1, p. 523.
[2] BEKE (Charles T.), Abyssinia. A statement of facts, James Madden, 1845 et réédité l’année suivante.
[3] UHLIG (Siegbert), BAUSI (Alessandro) et al., Encyclopaedia Aethiopica, tome 3, p. 436, sous l’expertise de Gerd Gräber et Wolbert Smidt.
[4] On the Slave Trade and Slavery in Shoa; One the Europeans who have visited the Kingdom of Shoa during the present Century; On the principal Political Changes in Abessinia […]; Respecting the two Messrs. d’Abbadie, in connection with Abessinia.
[5] BEKE (Dr. ), Route from Ankober to Dima, in Journal of the Royal Geographical Society, 1842, p. 245.
[6] BEKE (Dr. ), Abyssinia: being a continuation of Routes in that Country, in Journal of the Royal Geographical Society, 1844, p. 1.
[7] BEKE (Dr Charles Tilstone), Communications respecting the geography of southern Abyssinia, in Journal of the Royal Geographical Society, 1841, p. 84, note en bas de page.
[8] BEKE (Chas. F. ) [sic], Map of the route from Tajurrah to Ankóber: Letter from Dr. Beke. To Colonnel Jackson, in Journal of the Royal Geographical Society, 1843, p. 182.
[9] BEKE (Charles T.), The British captives in Abyssinia, Longmans, Green, Reader, and Dyer, 2ème edition, 1867, p. 390. Dans son introduction datée de décembre 1866, il mentionne une première édition, précédant son déplacement de deux années. Par conséquent, il faut privilégier la deuxième édition de 1867.